A man riding a horse down the street.

Dialogue : Roselena Ramistella et Gianni Berengo Gardin

À la Galerie Leica de Milan, Roselena Ramistella engage un dialogue avec les œuvres de Gianni Berengo Gardin dans le cadre de la célébration du centenaire de Leica.

Le centenaire de Leica crée un espace propice au dialogue. Chaque mois, une nouvelle galerie ouvre ses portes pour réunir des photographes contemporains de talent et des lauréats du Leica Hall of Fame Award (LHOF). En juin, deux talents italiens se rencontrent : Roselena Ramistella apporte un regard humaniste, en résonance avec le travail de Gianni Berengo Gardin, maître du documentaire social en noir et blanc. Leurs œuvres établissent des parallèles et nourrissent un dialogue photographique.

@Roselena Ramistella

A man has a calf lying on his shoulders high up in the mountains.

Que vous inspirent le centenaire de Leica ?

Le centenaire de Leica invite à réfléchir au pouvoir de la photographie en tant que moyen d’expression et de documentation. Plus qu’une célébration de marque, il souligne la manière dont la photographie a façonné l’image que nous nous faisons du monde. À une époque dominée par les images numériques, l’histoire de Leica présente la photographie à la fois comme une forme d’art et comme un témoin capable d’éveiller des émotions et d’influencer notre perception des expériences humaines.

Parmi les clichés de Gianni Berengo Gardin sélectionnés, lequel est votre préféré ? Pouvez-vous le décrire en quelques mots ?

Cette photo légendaire de Gianni Berengo Gardin est immédiatement reconnaissable. Prise en Grande-Bretagne en 1977, elle montre une petite voiture garée face à une étendue maritime. À l’intérieur, un couple semble plongé dans ses pensées, avec pour toile de fond la mer d’Irlande. Cette image évoque un moment suspendu et fait naître une multitude de questions dans l’esprit du spectateur : ce couple est-il en train de se séparer ? S’agit-il réellement d’un couple ? La solitude des deux protagonistes est palpable. Ils apparaissent isolés, détachés du monde, tandis qu’ils contemplent la mer. La sobriété de cette scène devient un puissant instrument de réflexion et invite les spectateurs à plonger dans un univers ponctué de sentiments et d’interprétations.

@Gianni Berengo Gardin

A group of men making fun and they are laughing.

Quels points communs et quelles différences sont apparus dans ce dialogue ?

Le dialogue entre mes photos et celles de Gianni Berengo Gardin révèle un désir commun d’explorer l’existence humaine dans divers contextes. Je l’exprime à travers les couleurs, que j’utilise pour extraire un maximum d’informations de chacune de mes scènes, tandis que Gardin, maître de la photographie en noir et blanc, se concentre sur l’essentiel.
Ce qui nous rapproche, c’est que nous racontons tous les deux des histoires. Qu’il s’agisse d’une anecdote liée à un seul cliché ou d’un projet au long cours, nous aspirons tous deux à raconter les récits d’une communauté ou d’un individu : les visages, les événements, les transformations.Si la transition dans nos travaux est avant tout esthétique, les contextes politiques et historiques, ainsi que la société elle-même, diffèrent. Et pourtant, sur le plan émotionnel, rien ne change.

Il est difficile de se concentrer sur une seule image, mais l’une d’elles incarne, à mon sens, toute la délicatesse des photographies de Gianni Berengo Gardin.

La photographie la plus emblématique de Gianni Berengo Gardin est immédiatement reconnaissable : elle capte l’attention et suscite instantanément l’émotion. Prise en Grande-Bretagne en 1977, elle montre une petite voiture garée devant un vaste paysage marin. À l’intérieur, un couple semble perdu dans ses pensées, tandis que la mer d’Irlande s’étend à l’arrière-plan. Cette image évoque une impression de temps suspendu, incitant le spectateur à se poser mille questions : sont-ils sur le point de se quitter ? Sont-ils amants ?

La solitude des deux protagonistes est palpable ; ils paraissent isolés, détachés du monde qui les entoure, contemplant la mer — une mer chargée de tension, peut-être après une tempête ou en attente d’une à venir. Malgré son apparente immobilité, cette image possède une force archétypale, transmettant instinctivement et immédiatement des significations et des émotions. La simplicité de la scène devient un puissant vecteur de réflexion, invitant le spectateur à plonger dans un univers de sensations et d’interprétations.

@Roselena Ramistella

Five horses standing on the street.

À l’ère du numérique, les galeries d’art restent essentielles : elles offrent un espace physique pour apprécier les œuvres dans leur forme originale et procurent une expérience sensorielle unique.

Elles permettent de raconter des histoires à travers des expositions thématiques et stimulent des discussions enrichissantes, favorisant l’interaction entre les artistes et le public. De cette manière, les galeries renforcent la visibilité du travail des photographes documentaires et contribuent à construire une communauté autour de l’art, en encourageant une prise de conscience accrue des enjeux sociaux et culturels. Même dans un contexte numérique, ces institutions jouent un rôle crucial dans la valorisation de la photographie documentaire.

Les expositions sont un dialogue visuel entre deux générations. Comment avez-vous abordé le sujet ?

J’ai donné corps à ce dialogue en établissant une comparaison directe entre mes photographies et celles de Gianni Berengo Gardin. Je voulais montrer que nos œuvres transmettent des émotions et des récits similaires, même si elles émanent de contextes et d’époques différents. Ce dialogue visuel ne se limite pas à mettre en lumière nos différences stylistiques ou thématiques. Il invite aussi le public à réfléchir à la manière dont les expériences humaines et les perceptions s'entrelacent et se répondent à travers le temps.

@Gianni Berengo Gardin

A group of people sitting outside on stairs in front an old house.

Sur quel thème portent vos photos dans l’exposition ?

Mes photos explorent des thématiques sociales, culturelles et géopolitiques. Men of Troubled Waters met en lumière des pêcheurs siciliens qui sauvent des migrants au cours de leurs traversées en mer. The Healers donne à voir des femmes âgées qui soignent par la prière, la magie populaire et un art de guérison ancestral — une tradition jusqu’alors jamais documentée. Avec Deepland, un projet en cours depuis 2016, j’ai emprunté d’anciens chemins muletiers pour raconter la vie de communautés rurales en pleine mutation. Mon travail tisse des récits personnels avec l’histoire de la Sicile, tout en soulevant des questions d’envergure mondiale. Pour moi, la Sicile incarne à la fois une identité forte et une frontière culturelle : un « pays frontalier », géographiquement proche mais souvent mentalement éloigné de l’Europe.

Où puisez-vous votre inspiration ?

Mes expériences personnelles et les échanges avec les gens constituent la base de mon travail. J’aime raconter des histoires dont l’individu est le centre. L’histoire de l’art me passionne, et les livres d’histoire que je feuillette sont une source d’inspiration inépuisable. Il se peut que l’Histoire elle-même soit ma muse, par la manière dont les événements s’entremêlent. Mes études en sciences politiques m’ont également beaucoup aidée à développer un regard plus global sur certains sujets. Pour moi, le rapport à la photographie et aux thèmes que j’aborde se situe à un niveau plus profond, parfois difficile à décrypter.

Portrait of Rosalena Ramistella in black and white.

Roselena Ramistella

Née en Sicile en 1982, la photographe contemporaine italienne met en lumière des enjeux sociaux, humanistes et culturels. Elle a étudié la photographie ainsi que les sciences de la communication, et a mené sa carrière tant sur la scène nationale qu’internationale. Ses œuvres ont été présentées dans de nombreuses expositions, individuelles ou collectives, ainsi que lors de festivals de photographie. Plusieurs magazines, dont National Geographic, Internazionale et Marie Claire, ont publié ses clichés. La Sicile, son pays natal, constitue le fil rouge de son travail : elle relie tous ces récits en une histoire visuelle qui célèbre la richesse des expériences sociales et culturelles.

Quel appareil avez-vous utilisé pour réaliser vos photos et pourquoi ?

Je travaille actuellement avec le Leica SL2, qui offre des performances remarquables et une qualité d’image exceptionnelle. Il m’accompagne depuis des années et est devenu pour moi une sorte de trésor presque « sacré ».
Pour certains projets, je lui préfère le Leica Q3. Sa légèreté et sa discrétion sont de véritables atouts dans de nombreuses situations. Il me permet de saisir des instants authentiques sans être intrusive.

Portrait of Gianni Berengo Gardin in black and white.

Gianni Berengo Gardin

Né le 10 octobre 1930 à Santa Margherita Ligure, Gianni Berengo Gardin débute sa carrière dans les années 1950, s’inspirant notamment d’Henri Cartier-Bresson. Il se consacre principalement à la photographie humaniste, illustrant avec sensibilité la vie en Italie. Il a collaboré avec plusieurs magazines de renom, tels que Il Mondo, L’Espresso et Domus. Tout au long de sa carrière, il a travaillé exclusivement en noir et blanc, en argentique.
Auteur de plus de 250 recueils photographiques, il est aujourd’hui considéré comme l’un des plus grands photographes du XXe siècle.

Selon vous, comment la photographie a-t-elle évolué au cours des dernières décennies ?

La photographie a connu une transformation radicale au cours de la dernière décennie. Elle est devenue plus accessible, mais le flux constant d’images diffusées sur les réseaux sociaux provoque une saturation visuelle et atténue la force expressive de nombreux clichés. L’essor de la production automatisée d’images par l’intelligence artificielle soulève également des questions préoccupantes. Même la photographie documentaire n’est plus totalement à l’abri, les manipulations pouvant brouiller les frontières entre réalité et fiction. Je plaide pour un retour à l’essence de la photographie : un rapport conscient, profond et engagé au monde qui nous entoure, loin de la consommation rapide et de la frénésie visuelle actuelle. Il est essentiel de redonner du sens aux projets photographiques, non seulement comme sources d’information, mais aussi comme outils pour mieux comprendre notre époque et les expériences humaines qui la traversent.

Quelles opportunités et quels défis voyez-vous pour l’avenir de la photographie ?

Pour une photographe, il est primordial de ne pas tomber dans les griffes du maniérisme. Le langage imagé ne peut prendre son envol qu’en réfléchissant sur soi-même et en ne cessant de se perfectionner. Il est également important de rémunérer correctement le travail des photographes et de le reconnaître comme un art contemporain à part entière. Les musées et les institutions culturelles devraient intégrer davantage la photographie, valoriser sa pertinence artistique et offrir aux photographes l’espace qu’ils méritent.